JEUDI SAINT 17 AVRIL 2014

MESSE EN MEMOIRE DE LA CENE DU SEIGNEUR

Eglise du Sacré-Coeur

En entrant ce soir dans les 3 jours de la Passion du Christ, il y a un risque

majeur pour les catholiques du monde entier : c’est le risque du théâtre ; le

risque de la représentation qui fait mémoire d’un acte posé par Jésus Christ

il y a 2000 ans ; le risque d’une liturgie parfaite qui nous fasse regarder le

monde depuis notre balcon alors que le Christ est tombé sur les pavés

irréguliers des ruelles de Jérusalem.

Il y a dans le dernier repas pascal de Jésus toute la violence de l’histoire du

salut. C’est un arrachement au péché, à l’esclavage, à la mort. Le passage

de la mer se fera dans la douleur, comme un enfantement, avec Pharaon et

ses armées aux trousses d’un peuple inorganisé. Le repas pascal, c’est le

repas de l’urgence, le repas de l’obéissance. Urgence de tout quitter pour

sauver sa vie, obéissance à Dieu à qui on s’en remet complètement. Le

Christ Jésus va vivre cette urgence en perdant même jusqu’à ses meilleurs

amis, à commencer par Judas puis Pierre. L’obéissance à son Père va lui

faire transpirer des gouttes de sang et vivre une agonie fulgurante,

puissante, violente. Et nous en faisant mémoire de ce dernier repas du

Christ, nous voudrions vivre une harmonie avec lui qui ne serait que

paisible, gentille et doucereuse ? Il faudrait que les hosties soient sucrées et

que l’homélie soit comme une dragée de baptême alors que nous

plongeons dans le sacrifice de Jésus qui vient nous sauver ? Nous devons

définitivement sortir de ces liturgies aseptisées qui ne parlent plus à

personne, qui n’expriment rien du combat de la vie contre la mort, de

l’amour contre la violence. Nous devons trouver les moyens d’exprimer au

cours de la messe, ces sentiments si complexes qui nous habitent. Bien sûr

la messe ne doit pas être comprise comme le temps de la revendication

mais comme le temps de la conversion, comme le temps du salut.

Il y a dans chaque messe cette urgence à tout quitter, inscrite dans

l’obéissance à la volonté de Dieu. Alors forcément cela ne va pas nous

faire plaisir, parce que la messe n’est pas le temps d’un divertissement.

Cependant, nous nous rendrons compte très vite qu’au-delà des querelles

de pot de fleurs, de chansons, de lecteurs, de quêteurs, de distributeurs de

communion – et ce soir, summum de la curiosité paroissiale, de ceux qui se

feront laver les pieds par le curé – bref… au-delà de la mesquinerie

humaine, ou plutôt pour nous sauver aussi de ce péché, le Christ quitte la

condition de Dieu pour s’humilier en prenant notre condition d’homme. Il

va vivre ces misères et ces guéguerres jusqu’à être vendu par son meilleur

ami et trahi par le futur chef de son Eglise.

Alors tout s’éclaire et on peut entendre : « prenez, c’est mon corps »,

« prenez, c’est mon sang », « corps livré », « sang versé »… Alors on peut

comprendre pourquoi des hommes entendent encore l’appel à devenir

prêtre : parce qu’au milieu des mesquineries humaines et des guerres de

tranchées entre bons catholiques au coeur de belles paroisses, ces hommes

osent croire au salut que le Christ porte à chaque homme. Alors on peut

venir communier au Corps et au Sang de celui qui a lavé les pieds de ses

traitres d’apôtres et on peut continuer d’entendre : « vous ferez cela en

mémoire de moi ».

La plus grande violence faite à la Passion du Christ réside dans la division

des chrétiens entre eux. En ces jours saints, les orthodoxes, les protestants

et les catholiques, célèbrent chaque dans leur coin, depuis leur balcon, le

mémorial de la Passion du Christ. Cela devrait nous faire pleurer ; cela

devrait nous bouleverser ; mais heureusement l’orgueil de celui qui a

toujours raison permet de faire retomber la faute sur l’autre, parce que c’est

lui qui a commencé. Ainsi nous vivons sereinement l’Eucharistie depuis

1000 ans séparés des chrétiens d’Orient et 500 ans séparés d’autres

chrétiens d’Occident. Les enjeux dépassent Dieppe bien sûr, tout comme

les responsabilités et les conséquences, mais comment pourrions-nous

relancer concrètement un chemin d’unité, de prière et de pardon entre

chrétiens, nous permettant d’atténuer la violence désormais sourde dans

chaque eucharistie et d’accélérer l’urgence de notre salut et de notre

conversion ? Je vous pose la question, parce qu’elle ne peut être

spécifiquement liée aux curés, aux pasteurs et aux popes, mais parce

qu’elle doit s’inscrire pour vous et nous dans un rapport d’amitié sincère,

respectueux, crucifié et donc charitable. C’est à vous, au coeur de vos

relations, d’exprimer ce sens de l’unité autour du Christ. Ce ne sera pas un

oecuménisme de salon ou de balcon : ce sera l’oecuménisme de la charité

concrète au service de tous les hommes. Alors, « vous ferez cela en

mémoire de moi ».

Je crois aussi que cette unité entre chrétiens est ralentie parce que nous ne

voulons plus nous confesser aux prêtres. Alors on se confesse à sa

coiffeuse, à son psychologue, à son docteur et parfois même à son petit

chien, mais au prêtre, il ne faut tout de même pas exagérer. Il est grand

temps pour beaucoup de catholiques de revenir à une confession fréquente

s’ils veulent continuer la communion fréquente. C’est cette alliance

nouvelle et éternelle qui fait le coeur des sacrements. Saint Thomas

d’Aquin a appelé ce mystère la transsubstantiation. On n’en parle plus

jamais alors que c’est bien le coeur du sacrifice du Christ à son Père, au

cours de son dernier repas, mais aussi au moment de sa mort sur la croix.

Et ce sont ces deux actes qui donnent sens à la résurrection. La

transsubstantiation, c’est la foi que Dieu peut donner à la matière une

réalité nouvelle : la matière de ma vie est marquée par le péché, mais par la

confession, Dieu me pardonne et me rétablit dans la dignité d’être à son

image et à sa ressemblance. La matière du pain et du vin est marquée par

une date limite de consommation, mais par l’eucharistie, Dieu donne à ce

pain et ce vin la substance glorieuse de son Fils pour nous donner la vie

éternelle, sans aucune date limite ! Voilà pourquoi nous devons retrouver,

y compris pour les derniers enfants du catéchisme, cette unité

sacramentelle, qui dit l’unité de Jésus qui s’offre à son Père en implorant

son pardon pour nous. Cette unité des sacrements, c’est l’unique évangile

du Christ, c’est l’unique plan de salut possible pour les hommes. Quel

drame que tant de catholiques qui disposent de cette offre en permanence

aient décidé de ne pas en profiter ! Le pardon de Dieu, c’est gratuit ! Mieux

que les soldes ! Et c’est toute l’année ! Venez prendre d’assaut les prêtres

pour confesser votre désir du pardon de Dieu ! Vous n’irez pas au tribunal

de la morale ratée, mais vous entrerez dans la joie de l’Evangile,

découvrant ou redécouvrant ce regard de Jésus qui nous fixe et nous aime.

Il y a urgence ! C’est pour le bien de Dieppe que je le dis ! Pour le bien de

vos coeurs, pour le bien de vos familles, pour le bien de vos vies.

Alors le prêtre qui vous a déjà lavé les pieds, vous lavera le coeur.

Alors Jésus qui vous a déjà donné son corps et son sang, vous donnera son

pardon.

La grâce de cette soirée, c’est celle du don.

Nous contemplons le don de Jésus et nous voyons dans quel état cela le

met. Il est bouleversé et chahuté par des sentiments complexes. Notre

contemplation ne peut donc être celle d’un spectateur passif. Si nous

sommes là ce soir, c’est parce que nous avons répondu à un appel, parce

que nous aimons ce Christ qui se donne à nous et qui nous donne des

exemples concrets pour notre vie aujourd’hui. Si nous sommes venus ce

soir, c’est pour nous unir à la Passion du Christ et nous comprenons alors

que toutes nos résistances ralentissent notre salut, diminuent notre charité

et notre unité avec Jésus et nos frères et soeurs. Alors ce soir, que ces

paroles déjà mille fois entendue nous transpercent enfin le coeur : « aimezvous

les uns les autres comme je vous ai aimés », « vous ferez cela en

mémoire de moi ».

Geoffroy de la Tousche

Curé de Dieppe